Chaque fois que je le vois, je lui dis bonjour, tout aussi rapidement qu'avant, mais en le regardant bien dans les yeux. Et quand il passe d'un endroit à un autre, entre les rangées de bureaux, je le regarde passer. Il est grand, basané, les cheveux courts sur le haut du crane et très court sur le cote avec deux petites bandes complètement rasées sur la tempe gauche.

A la base, les arabes, pour moi, c'est comme le rap : le genre ne m'inspire pas en général, mais de temps en temps, je trouve une perle que j'aime beaucoup. Et là, il s'agit d'une perle. Mais il a un petit quelque chose en plus. C'est son regard.

Quand je vois ses yeux, je repars dans le passé. Son regard est très timide. Et un peu effrayé aussi. J'ai l'impression d'entendre ce qu'il pense. Et ca me dérange un peu. Pas le fait d'entendre, mais ce que j'entends. Et voila ce que j'entends :

J'ai vraiment de la chance d'avoir ce boulot. Ça aurait pu être pire, je pourrais être en prison, comme Ahmed ou être renvoyé au bled comme Sofiane. Mais j'ai eu de la chance. Mon oncle m'a beaucoup aidé avec ce poste. J'ai enfin un vrai travail. Et puis ils sont gentils. Ils me disent bonsoir, comme si j'étais comme eux, comme si j'étais moi aussi blanc/riche/intelligent. Comme si j'étais de leur niveau social. J'espère que je ne ferai pas de bêtises et que je garderais ce travail pendant un moment. Pourvu que mon chef soit content de moi.

Bref, un regard qui mélange peur, reconnaissance, timidité. Si c'est vraiment ça, ça me dérange, parce que ça me ramène 50 ans dans le passé. C'est peut-être ce que pensaient les noirs aux États-Unis dans les années 40 ou 50, avant l'arrivée de Martin Luther King Jr. Alors bien sûr, je doute fort que ce soit vraiment ce qui passe dans sa tête pendant son boulot. (Du moins, je l'espère très fort. Si c'est vraiment ça, il est temps de s'inquiéter pour notre société.) Actuellement, plus personne ne pense comme ça, les gens sont plus aigris, plus révoltés.

Mais il y a toujours ce regard. Ce regard qui me donne envie de le prendre dans mes bras et de lui caresser la tête en disant "là, là, c'est bon, tout va bien." Un regard qui donne envie de le consoler. Et autre chose. Comme ces chiens qui sentent la peur des humains qu'ils croisent et qui en deviennent agressif. Et bien le regard du jeune homme fait aussi ressortir mon instinct dominateur (du moins le peu que j'en ai). Ça craint, parce que consolation + domination = pitié, condescendance. Alors que, non, je ne suis pas forcement meilleur et il ne mérite pas cette condescendance.

Et puis, il m'excite, aussi. Et ma collègue I. le trouve tout à fait à son gout, elle aussi, bien qu'un peu jeune pour elle. Genre.

Oui, c'est calme ce soir, au boulot, j'ai le temps de trop réfléchir...