Je rentrais tranquillement de la Marche, remonté à bloc, empli de bonheur et d’espoir. J’avais passé ma journée entourée de gens à la fois semblables et différents. Des gays, des lesbiennes, des bi, des trans, des asexuels, des aromantiques, des puppies, des fétichistes du latex ou du cuir, des drag-queens et des drag-kings, des non-binaires, des polyamoureux, des petits nouveaux un peu timides, des anciennes à l’aise voire blasées, des militantes à pancartes, des danseurs à shorts moulants. Toute la communauté.

Tous heureux d’être là. Toutes fières de s’assumer et de s’accepter. Tous ouverts les uns envers les autres. Toutes rendus belles par la joie. Et chaque personne rassurée par la présence des autres et espérant que ce jour améliorerait les choses.

J’étais donc sur mon petit nuage, marchant dans la lumière du couchant, mon drapeau arc-en-ciel encore sur mes épaules et mon bonheur dans mes pas.

Jusqu’à…

Jusqu’à ce que je croise ce groupe. Je ne les avait pas vraiment remarqués, ils étaient assis sur quelques bancs alignés dans l’ombre et ne bougeaient pas trop. Mais leurs voix s’imposèrent.

“Hé, mate, mate.

- Quoi ?

- La pédale, là, avec son drapeau.

- Ah merde, c’est le jour des tapettes aujourd’hui. Attends. … HÉ, LE PD, C’ÉTAIT BIEN ? TU T’ES BIEN FAIT REMPLIR LE CUL ?”

Je m’arrêtai et regardai dans leur direction. Un autre jour, j’aurais sans doute continué ma route, les ignorant, les laissant dans leur bêtise crasse. Mais pas ce jour là. Pas avec l’état d’esprit post-Marche.

“C’est à moi que tu parles ?

- Et ouais… tapette.

- Pour toi, c’est Monsieur Tapette, compris ?”

Il y eut un moment de silence. J’allais repartir, content de ne pas m’être laissé faire, quand ils se sont levés. Très rapidement, je me retrouvai entouré. Ils étaient presque une dizaine. Et que des hommes.

“Wesh, on a un rigolo, les gars.” Ricanements autour de moi. “Tu t’es cru où, … pédale ? Tu penses que ça marche comme ça ? Tu te crois encore avec les autres folles ? T’es tout seul, mec. Et tu nous fais pas peur. Déjà, on va commencer par se débarrasser de cette merde.”

Le mec tendit le bras et attrapa le drapeau, commençant à tirer dessus. Une voix retentit immédiatement :

“QU’UN HÉRAUT DES TEMPS JADIS APPARAISSE ET ME VENGE !!”

Je vis sa tête tourner, cherchant l’origine de la voix. Puis il se figea. Ils se figèrent tous. J’entendis une musique rythmée, à la fois entraînante et pesante, à la mélodie jouée par des cuivres et au rythme imposé par des percussions. L’homme en face de moi, toujours immobile, fut illuminé par une lumière chaude. Avant que je puisse regarder derrière moi ou penser à fuir, le groupe bougea à nouveau. Mais pas assez rapidement pour que leur chef esquive ce qui arrivait à notre insu. Un coup de pied bien placé le frappa en plein abdomen. Alors qu’il roulait au sol, je pus voir une jambe tendue, couverte d’un pantalon en coton et terminée par un chaussure à talon haut. La jambe se posa au sol à coté de moi et je me tournai pour découvrir une grande femme à la peau sombre et aux cheveux crépus, arborant un large sourire encadré de rouge à lèvres.

Hello, darling !

– Mais… que… ?

Call me Marsha.

Du coin de l’œil, je vis mon agresseur se relever en grognant. Et le reste de son groupe se rapprocher. Ils étaient toujours en supériorité numérique. Et sans doute mieux entraîné que moi au combat.

“T’es qui, grognasse ? Tu m’as fait mal, tu vas prendre cher. On va aussi s’occuper de toi.

Marsha l’ignora et me regarda.

“Ne t’inquiète pas.”

L’absence de réaction énerva encore notre agresseur.

– Même pas tu me réponds ? Tu crois t’es au dessus de moi ?

Pay him no mind.” Me dit-elle en passant un bras autour de mes épaules. “On va appeler à la rescousse.”

À nouveau, les cuivres sonnèrent, toujours rythmé par les percussions. La bande d’homophobes se figea, encore une fois. À leur position, je devinai que ce n’était pas de leur propre choix. La lumière chaude revint elle aussi. Cette fois, sa source était dans mon champ de vision : de grosses étincelles jaunes et oranges, tournaient en cercle, délimitant … une ouverture, flottant en plein air. À travers l’ouverture, je voyais une salle sombre et remplie. Remplie de personnes, de fumée, de spotlights. Et une énorme boule à facettes. Une silhouette passa à travers l’ouverture et s’approcha de nous. Un homme souriant, à la peau claire et cheveux bruns très courts. Il portait une moustache et un bouc de la même couleur et de la même longueur que ses cheveux et ses yeux marrons reflétaient le lumière du couchant. Il marchait pieds nus et portait un ensemble chemise-pantalon tout en cuir noir. À son oreille gauche, une simple boucle reflétait les étincelles. Étincelles qui se résorbèrent, faisant disparaître l’ouverture.

La femme qui m’avait sauvé le salua.

Hi, George !

– Bonsoir, Marsha.

– Alors, tu es finalement Mr. Right ?

– Apparemment.”

Je les regardais échanger comme si de rien n’était. Ils semblaient bien se connaître, mais je ne comprenais pas tout. Marsha regarda autour de nous.

“Même si c’est le cas, darling, on va pas s’en sortir à trois.

– Je ne suis pas seul. Mais faisons en profiter nos … amis.”

Ouvrant la main, il dévoila un petit bloc en métal. Il appuya son pouce sur un des trois boutons. Les agresseurs reprirent leurs mouvements. Mais s’arrêtèrent en voyant le nouveau venu.

“Mais d’où il sort, lui ? M’en fous, on est assez nombreux.”

George appuya sur un second bouton. La musique reprit. Le chef de bande ricana.

“Vous croyez que votre musique me fait peur ? Profitez en tant que vous le pouvez. Cette petite enceinte m’a l’air bien sympa, elle me fera un bon souvenir, après vous avoir cassé la gueule.”

Pendant sa courte tirade, d’autres cercles d’étincelles apparurent. Beaucoup d’autres cercles. Tout autour de nous. Mes deux sauveurs et moi étions encerclés d’homophobes, mais ces derniers étaient eux-mêmes encerclés de ces portails lumineux. Cette fois, ils s’arrêtèrent d’eux-mêmes, un peu plus inquiets. Une voix s’éleva avec timidité.

“Euh… Marc…

– Ta gueule, Youssouf ! On va se les faire.”

Des silhouettes traversèrent les ouvertures. Beaucoup de silhouettes. Quasiment une trentaine. Je n’en revenais toujours pas. Pendant un moment, tout le monde se regarda. J’en profitai pour observer les nouveaux venus. Et les nouvelles venues. Il y avait tellement de styles différents. Parmi les personnes qui s’avançaient, je vis une femme pas très grande, à la peau claire et aux cheveux blonds, ne portant qu’un haut de maillot de bain noir, un jean de la même teinte et d’énormes bagues en forme de crane. Sur son visage, de longues traînées de maquillage bleu, comme si elle avait pleuré. Elle semblait à ce moment là plus en colère qu’en peine. D’un autre coté, un grand homme à la peau très sombre et aux cheveux courts. Lui aussi torse nu, il portait un pantalon en vinyl noir et des bottes à talons larges. Autour de son cou, un accessoire aussi imposant qu’une minerve, mais purement décoratif puisque recouvert de gros morceaux de strass. Ses larges muscles bien saillants laissaient entendre qu’il valait mieux ne pas trop le chercher ou alors être sûr d’esquiver. À sa droite, lui arrivant à peine à l’épaule, une femme aux yeux bridés, à la peau très pale et aux cheveux sombres et courts. Un pantalon en toile et un chemisier en dentelle noire faisaient le pendant à de grosses bagues argentées. Elle était aussi beaucoup plus mince et ne semblait pas à sa place dans un combat de rue. Idem pour une autre femme à peine plus grande, avec le visage de Jodie Foster. Quant aux charmants jumeaux en costume de traders, malgré leurs cranes rasés et leur peau claire, on les aurait plus attendu dans un film porno que dans une bagarre.

Je n’eus pas le temps de tous les observer. La musique s’était tue. Un cercle s’était formé, épaule contre épaule. Malgré les disparités entre les différents membres, on sentait que ce serait difficile de passer par la force. Deux ou trois membres du groupe d’agresseurs, sensiblement plus intelligents que les autres, changèrent de posture et s’éloignèrent de leur chef et de moi. Mais pas trop. Il s’agissait de ne pas s’approcher du cercle non plus. Mais leur meneur n’en démordit pas.

“Que des tapettes, des gouines et des travelos ! On se laissera pas faire !!” Et il se remit en garde.

George leva une main et pointa vers moi avec l’autre.

“Nous sommes là pour le défendre, pas pour vous attaquer. Ceux qui veulent vraiment partir peuvent. Ceux qui voient un ou une partenaire potentielle parmi l’un ou l’une de mes amis (ou plusieurs) peuvent s’en approcher. Je vais pas vous ennuyer avec des détails, mais ils pourraient aider à vous rassurer et vous soulager. Et ceux qui veulent vraiment en découdre…”

Il ne dit rien de plus, mais le cercle extérieur se resserra quand chaque membre fit un pas en avant. Le meneur hésita. Son regard alternait entre nous trois, sans doute à la recherche de la meilleure stratégie. Focalisé sur nous, il ne voyait pas son groupe se désagréger. Deux s’enfuirent sans demander leur reste. J’en vis un autre s’approcher lentement du cercle extérieur, bras légèrement écartés, mains ouvertes paumes vers le bas, un peu comme on s’approche d’un chien sans l’apeurer. Il marchait vers un homme torse nu, à la peau très pale et aux cheveux blonds mi-longs, portant un collier en cuir brun autour du cou. Leurs regards fixés l’un vers l’autre, chacun semblait jauger l’autre. Puis le blond arrivé par le portail baissa les yeux. L’autre comprit et passa un doigt dans un des anneaux du collier et l’attira vers lui. Ne rencontrant aucune résistance, il sourit et partit, entraînant son nouveau partenaire avec lui. J’entendais aussi chuchoter derrière moi et je me tournai pour voir ce qu’il se passait.

Notre agresseur dut se sentir ignoré. Il poussa un cri d’attaque qui me fit me retourner et fonça vers nous. Marsha me tira hors de son parcours pendant que George esquivait de l’autre côté. L’attaquant dut juger ce dernier plus menaçant puisqu’il se concentra dessus. Malgré ses efforts, aucun de ses coups ne porta. George esquivait à chaque fois, d’un déhanché, d’un pas de coté, d’un mouvement de bras pour dévier le coup. Je les observai : l’un désordonné, bruyant, agressif ; l’autre semblant juste danser sur une mélodie qu’il était seul à entendre.

Il ne fallut pas longtemps avant que d’autres s’en mêlent. Un homme attrapa le poignet du combattant. Il portait un pantalon moulant en latex orange et un t-shirt de la même matière. Mais surtout il portait un masque surmonté de deux immenses cornes. L’agresseur se retourna pour se débattre mais se figea en voyant la tête de démon en face de lui. Cela suffit pour que d’autres encore l’immobilisent complètement. Il tentait de se débattre, sans succès, tout en nous insultant tous.

Les étincelles revinrent et les portails se rouvrirent. Personne n’en sortit, cette fois. Au contraire, celles et ceux qui étaient là y rentraient, accompagnés plus ou moins volontairement des agresseurs qui étaient restés après avoir été prévenus. J’en voyais se débattre et me tournai vers Marsha.

“Euh…”

George me répondit à sa place.

“Ne t’inquiète pas, on ne va pas leur faire de mal. Au pire, on les ramène chez eux et ils restent comme ils sont. Au mieux, ils passent un peu de temps avec nous et évoluent.”

- Mais comment ?”

Ce fut Marsha qui me répondit, avec un grand sourire.

Pay it no mind. Just keep on marching for our rights. Remember : the first Pride was a riot.

Et elle partit elle aussi à travers un des portails.

Je me retrouvai seul sur la place, éclairé par quelques lampadaires maintenant que le soleil s’était couché. Presque seul. En me retournant pour reprendre mon chemin, je découvris que les deux jumeaux en costume gris et aux cheveux rasés avaient décidé de … “m’accompagner” pour un temps. Je ne les rejetai pas.



Cette histoire m'a été inspiré par la musique. Au cours d'un trajet à moto, l’aléatoire musical dans le casque a décidé de me passer cette musique : Avengers: Endgame|Portal scene suivi immédiatement de celle-ci : George Michael - Fastlove. C'est là que j'ai imaginé une scène où les personnages du second clip sortiraient de portails comme ceux dans le premier clip.

J'en ai un peu parlé sur Mastodon et plusieurs personnes (oui, deux c'est déjà plusieurs) m'ont répondu "Do it". J'y ai passé du temps mais j'ai réussi à écrire le texte ci-dessus.

Il y a quatre références dans ce texte :

  1. la musique du film "Avengers: Endgame",
  2. Le clip de George Michael,
  3. Marsha P. Johnson,
  4. La série de BD franco-belge "Donjon", d'où est tirée la phrase sur le héraut des temps jadis.

(Sélectionner le texte pour révéler les deux dernières.)

Les aviez-vous toutes trouvées ?