Combien d'immeubles ont ainsi été détruits? Combien de maisons se sont écroulées? Combien de trains ont déraillées? Combien de voitures ont été embouties lors des carambolages délibérés? Combien de bus remplis de personnes âgées ont été brulés? On a rapidement perdu le compte. Surtout au début où chacun faisait attention de ne pas faire partie du nombre. Pourtant, le nombre de mineurs victimes de ces "accidents" est resté minime; pratiquement nul, même. Apparemment, l'intellect collectif avait bien compris l'importance de la nouvelle génération. A tel point que certains étaient prêts à tout sacrifier pour sauver des enfants et des adolescents. Bref, la Grande Boucherie atteignit son but : diminuer la population. Les seules personnes qui restèrent à l'abri furent les habitants des "zones libres" et ceux du continent africain. Même les politiques qui s'imaginaient intouchables déchantèrent vite. Beaucoup de personnes les tenaient pour responsables de ce qui se passait. A tort ou à raison mais, en tout cas, la classe politique fut décimée. Nombre de ses membres louèrent les services de gardes du corps; mais, au mieux ces derniers laissaient passer les attaquants, au pire ils se retournaient contre leurs employeurs. Ce fut un message clair et unanime en direction des politiques présents et à venir : plus jamais ça!! Les grands ordinateurs des gouvernements centraux furent eux aussi détruits. Nous étions maintenant libérés de la surveillance des puces.

Quant à moi, j'avais réussi à survivre. Comment? En évitant les personnes et les endroits dangereux; en me préparant physiquement, en faisant attention à tout et surtout avec énormément de chance. Personne n'a pu survivre à la Grande Boucherie sans une grosse dose de chance. J'avais rapidement appris que Roger Matthieu avait péri en voulant sauver les enfants pris dans l'incendie de la barre d'immeubles voisine. Il continuait à faire des allers-retours lorsque l'immeuble s'est écroulé sur lui. Le destin est assez cruel pour qu'on se rende compte qu'il ne restait plus personne dans l'immeuble au moment de la mort de Roger. Il était devenu un héros. Voila qui m'enlevait une épine du pied. Je n'avais plus à batailler avec ma conscience pour savoir ce que je devais faire. Je ne pouvais décemment pas tuer un tel héros, sans parler du fait qu'il était déjà mort. Alors je m'occupais. Je m'occupais et surtout j'observais.

Certes j'habitais une petite ville et les réseaux d'informations n'étaient plus très fiables, mais ce que je voyais ici équivalait à ce qui se passait ailleurs, au moins dans le reste de l'Europe. Au début de la Grande Boucherie, le chaos s'est installé. Il a enflé et enflé jusqu'à ce que la plupart des survivants perdent leur place. Les ouvriers, les techniciens, les employés de services n'avaient plus d'emploi, faute de demande, de collègues et/ou de matériel. Par contre, les agriculteurs, les épiciers, les bouchers, tous les métiers liés à la nourriture devinrent très important. Idem pour le corps médical et les petits artisans. Certaines professions, comme les tisserands, les tailleurs ou les meuniers, refirent leur apparition. Au début, les professions intellectuelles diminuèrent. Il faut dire que la plupart d'entre eux n'étaient pas physiquement des mieux armés pour survivre à ce genre d'épreuve. Mais au fur et à mesure de la disparition des parents, on fit de nouveau appel à eux pour s'occuper des orphelins. Suite à une demande d'une amie enseignante, j'acceptai moi-même de m'occuper de certains parmi les plus indépendants en échange d'un logement dans le bâtiment de la médiathèque. En plus de récupérer un logement agréable et pratique, je voulais continuer l'œuvre de mon ami bibliothécaire. Lui non plus, il n'avait pas survécu. L'explosion de la synagogue lui avait été fatale. Pendant un moment, je ne me préoccupais plus du tout du monde extérieur et me focalisais sur l'éducation des jeunes à ma charge. Bien sur, je n'avais aucune formation, ni aucune expérience sur la façon de s'occuper d'enfants; surtout d'enfants orphelins. Je m'occupais plutôt d'adolescents. Et puis, au pire, je pouvais toujours demander de l'aide à l'enseignante qui me les avait confiés. J'évitais quand même de trop la déranger, elle avait assez à faire avec les trois gamins dont elle s'occupait. Deux frères et une sœur dont les parents étaient morts. Eux aussi, ils avaient voulu parler. Mais ensemble. Et ils étaient partis ensemble.

Pour en revenir à mes jeunes, je leur apprenais ce que je savais. Ils m'interrogeaient parfois sur des sujets que je ne connaissais pas et nous cherchions ensemble les réponses. Parfois les rôles étaient inversés et c'étaient eux qui m'enseignaient des choses, directement ou non; sur la manière de gérer un groupe, par exemple. Je crois qu'ils m'ont aussi réappris à rire. Un jour alors que je leur demandais ce qui leur manquait le plus, une fille m'a répondu avec énormément de sérieux : "Regarder les maitres nageurs à la piscine!" Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire. C'était tellement mignon.

Heureusement, Besançon était une ville moderne et écologique : tous les bâtiments municipaux avaient été équipés de panneaux solaires et d'isolations complètes. En plus de cela, mes élèves et moi avions créé une turbine alimentée par le Doubs. Cette turbine était reliée au bâtiment par les câbles installés, toujours par nos soins, dans les égouts souterrains. Nous habitions donc dans un édifice qui, s'il commençait à être un peu étroit pour notre nombre, n'en était pas moins fonctionnel et surtout énergiquement autarcique. Ceci fait, nous sommes passés à l'étape suivante. Maintenant qu'ils étaient à la fois endurcis par leurs épreuves et préparés par mes soins, j'envoyais les jeunes dans la ville, avec charge pour eux de ramener tout ce qu'ils pouvaient trouver d'intéressant : nourriture, armes, vêtements, autres orphelins et surtout informations. Leurs consignes étaient précises :

  • toujours par groupe de trois
  • en cas de rencontre avec un autre orphelin, abandonner la mission et revenir immédiatement
  • sécuriser les quartiers proches avant de s'en éloigner
  • ne pas s'imposer aux autres habitants.
J'envoyais ainsi quatre équipes. Nous étions trois à rester sur place en cas de nécessité. Je ne m'inquiétais pas vraiment, puisque la population de Besançon avait vraiment diminué, suite à la fois aux décès et aux exodes dans les coins perdus du Haut-Doubs.

Je ne comprenais pas ces derniers cas. Je préférais rester au risque de mourir plutôt que fuir pour vivre. Et puis tant qu'à risquer d'être poursuivi, autant que ce soit en ville et non dans une maison perdue au milieu des forêts et collines du Haut-Doubs. Bien trop effrayant pour moi.

Bref, je ne m'inquiétais pas. Certes, les jeunes ont eu des aventures, mais rien d'insurmontable ou de préjudiciable. Ces rondes eurent plusieurs aspects positifs. Tout d'abord, nos ressources augmentaient; ensuite, nous nettoyions la ville et enfin, les autres habitants commençaient à nous connaitre et à ne plus se méfier de nous. Un des jeunes, assez petit de taille, avait développé le talent de s'entendre avec pratiquement tout le monde et se retrouvait fréquemment invité chez les uns et chez les autres. Nous avons été rejoints à un moment par un homme que j'accueillis avec plaisir. Il avait eu des problèmes avec l'administration suite à une injustice envers lui et avait du s'exiler. Mais maintenant qu'il n'y avait plus d'administration, il était revenu. Il était en ville depuis quelques jours et il avait aperçu mes jeunes dans les rues. Comme il souhaitait s'occuper à nouveau d'adolescents, il était venu me voir et me demander s'il pouvait m'aider. Je n'avais pas encore atteint mes limites, mais je m'en approchais. J'acceptais son offre avec plaisir, ce qui me permit de me concentrer sur le reste de mon "travail".