Apparemment, je n'étais pas le seul à avoir envie de marcher. Les rues n'étaient ni plus ni moins remplies que d'habitude, mais la population n'était pas la même. Pour une fois, il n'y avait pratiquement que des personnes seules. Presque aucun groupe en vadrouille, ni aucun couple discutant en amoureux. Par contre, combien de gens seuls, perdus dans leur réflexion, avançant sans but, sans même regarder où les menaient leurs pas. Ce fut le premier acte de ce qui fut appelé Mars 53 : La Grande Léthargie. Pendant deux bonnes semaines, plus personne n'eut goût à rien. Les endroits consacrés aux loisirs furent désertées, les salles de cinéma étaient vides, les restaurants périclitaient, les bars devinrent sinistres et l'audimat descendit en chute libre. Par contre, les rues piétonnes, les parcs et les jardins furent pris d'assaut. Les bancs publics ne servaient plus aux bécots des amoureux mais à la mélancolie des désespérés. Un peu comme si chacun voulait être seul mais en compagnie des autres. Un peu comme si chacun voulait être à portée d'un autre, mais sans vouloir faire le premier pas. L'interdiction de parler restait encore dans nos esprits. Personnellement, je réfléchissais encore à ce que je devais faire. Pas à comment, ni à pourquoi. Le pourquoi je le savais, et le comment viendrait plus tard. Si nécessaire.

En attendant, l'Europe était devenue léthargique. Et d'après ce que nous en savions, les autres pays subissaient les mêmes effets. Evidemment, nous ne pouvions en être sûrs, mais, personnellement, j'étais persuadé que la cause était la même. Les medias n'avaient pratiquement rien à dire. Rien ne se passait. De toute façon, les journalistes étaient amorphes, eux aussi.

Mais alors que je réfléchissais, le temps passait. Et la Grande Léthargie aussi. Au bout de cette quinzaine de jours, elle disparut.

Et l'énergie revint. Fini le calme. Les gens se prirent en main. De différentes façons, cependant. Certains prirent les supermarchés d'assaut, persuadés que s'ils avaient assez de sucre et de farine, ils survivraient à tout. Bien sur, ils se trompaient. Déjà les moins rapides se sont retrouvés devant des rayons vides, obligés de se battre entre eux pour pouvoir acheter de quoi manger. De plus, des petits malins s'étaient organisés et tendaient des embuscades aux acheteurs. Parmi ces derniers, les moins malchanceux repartaient sans provisions. Les plus malchanceux ne repartaient pas. Pourtant, il y aurait eu assez de nourriture pour tous. Indépendamment de ceux qui faisaient des réserves. En effet, le nombre de suicidés augmenta fortement, ce qui réduisit le nombre de bouches à nourrir. Ils étaient sans doute ceux qui ne pouvaient se résoudre à ôter la vie d'un autre et n'avaient trouvé que cette solution. Il devait aussi y avoir quelques homicides bien déguisés. Il y eut quelques surprises parmi les suicides: certains qu'on prenait pour des forces de la nature tombaient en morceaux, alors que des mollassons notoires faisaient preuve d'échines des plus solides. Evidemment, les techniques étaient très diversifiées. : veines taillées, gaz ouvert, gâchettes appuyées, nœuds serrés, parapets enjambés et tant d'autres. De mon coté, pas de problèmes. Mon optimisme naturel et ma forte aptitude naturelle à me voiler la face me permettaient d'envisager une solution plus ou moins heureuse à cette crise. Bien sûr, je ne pouvais pas ignorer toutes ces morts. Il ne se passait pas un jour sans que le Doubs ne charrie un cadavre ou deux, et les promenades en forêt n'apaisaient plus les esprits depuis que les arbres arboraient des décorations assez macabres. Se retrouver face à un pendu au détour d'un chemin forestier n'est pas une sensation des plus agréables. Bref, les suicides s'affichaient au vu et au su de tous.

En parallèle de ces suicides, il y eut aussi de nombreux décès par arrêt cardiaque. Elles furent attribuées plus tard à ceux qui avaient voulu parler, ceux qui avaient voulu que l'information soit répandue. Les puces ne servaient malheureusement pas qu'à connaitre la localisation des personnes. Et puis, il y eut les meurtres proprement dits. Alors que les autorités espéraient six mois d'épuration discrète, efficace et contrôlée, c'est tout le contraire qui arriva. Apres tout, très peu de personnes sont prêtes à tuer de sang froid. Certains ont donc décidé d'utiliser la méthode forte. Oui, encore plus forte.