Il faut dire qu'il avait été difficile de faire plus puissant au niveau matériel que les armes nucléaires. Les différents cotés s'étaient donc penchés sur des armes au niveau psychique. Des recherches avaient déjà été tentés par une branche cachée des SS pendant la SGM, mais elles n'avaient jamais abouties, vraisemblablement parce que ces expériences n'utilisaient que des "übermenchs". Alors que pendant la Grande Guerre, personne n'avait été mis de coté. Tous les volontaires avaient été sélectionnés. Après tout, il est difficile de mentir d'esprit à esprit et les traitres étaient rapidement découverts. Et même si quelqu'un changeait d'avis ou de camp (on connait l'inconstance de l'esprit humain), on pouvait le repérer tout aussi facilement. En tout cas, avec des personnes d'origines et d'éducations différentes, le problème pouvait être abordé de plusieurs cotés en même temps, ce qui accéléra les résultats. En quelques mois, les batailles dans l'éther devinrent monnaie courante. Et ces batailles étaient très très dangereuses. A coté d'elles, la propagande habituelle comme chants de guerre, affiches, discours faisaient aussi mal qu'une pince à épiler à coté d'un bazooka. En tout cas, on apprit pendant cette guerre à accéder au plan astral pratiquement à volonté. Ce qui changea énormément de choses.
A la fin de la guerre, les gens apprirent à ne plus s'arrêter aux apparences. La compassion revint aussi sur le devant de la scène. Tous les courants politiques, économiques et sociaux furent repensés. Des religions furent détruites et d'autres créées. La civilisation entière changea. Tellement qu'on reprit un nouveau calendrier, histoire de tout reprendre à zéro.
En parallèle de toutes ces reconstructions, les scientifiques envahirent l'éther pour y trouver d'autres applications que la guerre. En l'an 19 après la Grande Guerre, mon frère réalisa un de ses rêves d'enfance en devenant un de ces scientifiques. Il était passionné par ce boulot. Régulièrement, il venait chez nous pour nous raconter quelques unes de ces découvertes. Evidemment, certaines d'entre elles pouvaient sembler insignifiantes mais pour mon frère, toute nouveauté était intéressante. Pour lui, tout ceci faisait partie de l'inconscient collectif et pouvait aider à mieux connaitre, à mieux comprendre le fonctionnement de l'esprit humain.
Il nous en parlait avec une telle émotion qu'un soir je lui ai demandé de m'y amener. Il se fit un peu prier, mais accepta. Bien sur, il me répéta plusieurs fois les précautions d'usage et me fit choisir un objet. Pas n'importe quoi, bien sur. Il fallait un objet chargé de signification pour moi. Quelque chose de solide, quelque chose qui pouvait servir de lien avec la réalité. J'en choisis un qui avait vraiment de l'importance.
Dans son laboratoire, mon frère m'installa dans une de ses machines. Elle ressemblait à un croisement de chaise-longue, de fauteuil de dentiste et de casque de moto. Cependant, c'était très confortable. La visière du casque était transparente, mais je ne voyais pas mon frère qui faisait ses réglages sur la console placé derrière moi. Au bout d'un moment, je devins léthargique. Tout d'abord, je me sentis devenir de plus en plus lourd, en suite je me rendis compte que je ne pouvais pratiquement plus bouger, puis je perdis l'envie même de bouger. Enfin mes yeux se fermèrent comme si j'étais terrassé par le sommeil.
Mais je n'étais pas endormi, bien au contraire. Je me retrouvais dans l'éther plus éveillé que jamais. Ca ressemblait au lieu que je venais de quitter, mais moins… matériel. J'avais l'impression de voir des choses que je n'avais jamais vues auparavant, des choses que j'aurais du voir mais que je m'étais caché, consciemment ou non. Je me regardais alors. Enfin, je regardais plutôt ce qui pouvait passer pour mon corps. Et c'était bien différent de ce que je voyais d'habitude dans un miroir. Ici, j'étais ce que je pensais être. J'avais l'image que je me donnais. Mieux par certains cotés, pire par d'autres. Mes vêtements changeaient assez souvent, même si plusieurs revenaient souvent. C'est là le problème du plan astral. Si on ne se concentre pas, si on laisse son esprit vagabonder, on peut se retrouver habillé n'importe comment : en moine, en super-héros, voire à poil si on se dirige vers certaines pensées.
Mon frère, assis en tailleur à 50 cm du sol, me regardait d'un œil plutôt amusé et même un peu moqueur. Je me concentrais alors et reprit un aspect quasiment normal. Il commença alors la visite en m'expliquant que nous nous trouvions au premier niveau du plan astral, celui qui était une copie du plant matériel. Ce niveau pouvait sembler moins dépaysant, mais il était tout aussi intéressant. Il avait plus d'applications dans la vie quotidienne et justifiait à lui seul toutes les subventions associés aux recherches. Mais mon frère ne comptait pas en rester là. Il voulait me montrer autre chose.
Tout d'abord, il me fit penser à un poème, ou un vers. Celui que je trouvais le plus intéressant. J'étais sur que lui pensait à son préféré qui commençait par "Bon appétit, messieurs! Ô ministres intègres! Conseillers vertueux." Comme je n'étais jamais arrivé à me souvenir du reste, je restais simple et me concentrais sur celui-ci : "Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime, galamment de l'arène à la tour Magne à Nîmes." Alors que suivant les instructions, je me représentais ces alexandrins, alors que je les voyais dans leur beauté, dans leur profondeur, le labo disparaissait progressivement pour laisser la place à une immense bibliothèque. Pas n'importe quelle bibliothèque. Toute en acajou et ébène, avec des rayonnages remplis de livres reliés en cuir et des échelles roulantes permettant d'accéder aux plus hauts ouvrages. Des tables en bois massif étaient placées entre les étagères, occupées par des chercheurs chargés d'écrits et éclairées par des chandeliers diffusant une lumière chaude et dorée. Ce paysage se répétait aussi loin que portait mon regard. Et au milieu de tout ca passaient des lettres, des mots, des phrases entières. Certaines flottaient, d'autres rampaient, d'autres encore sautaient; selon leur alphabet. Les latines sautaient, les sanscrites flottaient, les cyrilliques marchaient au pas et les japonaises se déplaçaient sur leurs nombreuses pattes comme autant d'insectes.
Cependant, il y a une autre chose qui me plut beaucoup : Arthur Rimbaud avait à la fois tort et raison. Les lettres ont bien une couleur mais pas celles qu'il disait. Mais, grande surprise, leurs associations aussi. Tous les mots, du plus insignifiant au plus grand ont une teinte, voire plusieurs. M est un rouge sang, alors que U est orange vif, C est jaune et A est bleu. "Naturel" est un mot arc-en-ciel arborant des couleurs vives et franches, mais "capitalisme" est un vert pale, malade.
Apres tous ces mots, mon frère m'amena voir les chiffres. Pour cela, il me fallu me concentrer sur une formule mathématique. Encore une fois il fallait utiliser celle que je préférais, celle avec laquelle j'avais le plus de facilité. Je le connaissais assez bien pour savoir qu'il réfléchissait à "ei∏+1=0", mais comme je n'avais jamais réussi à la comprendre, je me contentais de "(a+b)2=a2+2ab+b2". Alors que je me la représentais, que je la triturais, que je la redémontrais, je voyais la bibliothèque disparaitre petit à petit. Au bout d'un moment, elle avait laissé la place à un espace qui était non seulement infini, mais surtout bien plus vide. Ici, pas d'étagères, pas de tables, pas de lampes. Justes des chiffres, des nombres et des formules mathématiques flottant de-ci de-là Et je vis aussi que les chiffres avaient leurs couleurs. Ainsi que les nombres. Les mathématiques sont forcement plus intéressants si on les voit comme une palette. Qui aurait pu croire que ∏ possède les caractéristiques du jaune? Qui savait que e1 est vert et que ln est un métal teinté de la couleur de son exposant?
Cette fois, je ne me contentais plus d'observer. J'essayais de participer. Je m'assis sur un ∏ qui passait à coté de moi et me laissait entrainer par lui dans des calculs aussi simples que le périmètre d'un cercle ou aussi complexes que la propagation d'une onde dans un fluide.
Ceci dit, on se lasse vite de ∏. Je sautais en marche et rejoignis mon frère, assez facilement puisqu'il suffisait de penser à lui pour le retrouver. Je lui fis part de mon envie de voir moins d'abstractions. Nous partîmes alors vers le siège des sentiments humains. Là encore je me concentrais sur le sentiment le plus fort pour moi. Je pensais à l'amour que je ressentais chaque fois que je voyais ma famille. Et forcement, je me retrouvais face à l'amour. Du moins face à sa représentation. Forcement quand on pense amour, on pense "Romeo et Juliette". Mais là, l'image était gâchée par l'apparition récurrente d'un bellâtre au nom italien et au visage d'enfant. Je repensais mon jugement et remplaçais Romeo et Juliette par Tristan et Iseult. Apres tout, Tristan en jette plus que Romeo et son amour pour Iseult était tout aussi fort que celui de Romeo. C'est beau l'amour, mais si on regarde à coté, on déchante vite. Parce que proche de l'amour se trouve le sexe et la haine. Chacun d'eux peut prendre bien sur les traits de ses représentants matériels. Je vis ainsi le sexe prendre les traits de Lolo Ferrari, de Rocco Sifredi, de Clara Morgane voire de Colton Ford. Quant à la haine, elle changeait aussi. Je la vis se transformer en racisme, hésitant entre le borgne hargneux, l'ancienne actrice blonde ou le petit moustachu fou. Je la vis aussi devenir la misogynie sous les traits d'Henri Désiré Landru. J'essayais de détourner les yeux, mais mon esprit n'arrivait pas à se libérer du pire de l'humanité et je tombais sur les sept péchés capitaux. J'appelais mon frère au secours en le suppliant de me libérer. Moins d'une seconde plus tard, une grande lumière fit disparaitre tout ce que je voyais. A l'origine de cette lumière, un morceau de tissu informe. Le doudou de mon fils!! L'objet que j'avais choisi avant mon départ pour l'éther! Aveuglé par sa lueur, je fermais les yeux.
Je ne les ouvris que lorsque je me sentis secoué. Je me retrouvais alors dans le laboratoire de mon frère, le visage recouvert de l'objet qui m'avait sauvé et mon frère me secouant par les épaules. J'étais sauvé!


Ce billet est ma participation au Litre 2006 de Kozlika. C'est un peu long, mais pour placer tous ces mots, il fallait bien ca. Et puis, je me suis parfois laissé emporter. ;-)
Precision pour Akynou et Kozlika : "Dis Moi Dix Mots De Mai" => dm3 => litre. C'est tout simple, non? 0:)