La lourde porte de bois et d’airain de la taverne s’ouvrit dans un grincement sourd et sinistre. Le voyageur qui s’y risquait pouvait y discerner malgré la pénombre ambiante une longue banque de bois dans le fond et une vingtaine de tables posées négligemment et en fonction de l’humeur du client devant.

Les clients de passage, coupe-gorge, tire-laine, aventuriers désabusés, filles de joie et autres nobliaux venus s’encanailler avaient tous des mines plus patibulaires les unes que les autres. Tout était parfaitement normal… à une exception près. Il y avait beaucoup plus de monde qu’à l’accoutumée. Et pour cause ; depuis quelques jours déjà, la rumeur s’était répandue qu’une jeune et belle elfe venait danser et chanter dans ce bouge.

La pire racaille était donc rassemblée là pour tenter de profiter, de gré ou de force des charmes de la charmante créature. Bientôt, le tôlier, un grand et monstrueux demi-orque, bien plus grand et musclé que la moyenne, hurla de derrière son comptoir :

« Maintenant, vous, rats puants et autres crevures des bas-fonds allez connaître l’instant de grâce qui changera à jamais votre vie… Pour vous ce soir… Espoir ! »

Une lourde rumeur se propagea et bientôt des râles rauques et des acclamations à faire blêmir la plus impudique des filles de joie s’élevèrent dans la foule. Une petite silhouette, souple et fine, monta sur le comptoir. C’était une jolie petite elfe, elle avait le corps d’une déesse et le maintien d’une Reine de sang. Ses cheveux d’un blanc immaculé tranchaient avec sa peau ambrée mais délicieusement rosie par la chaleur qui lui rehaussait le teint. Son étincelant panache couvrait ses yeux qu’elle tenait baissés. Elle serrait comme un enfant dans ses bras, une harpe de bois finement ciselée.

Espoir. Nom prétentieux et sot pour une belle demoiselle des salons, nom grotesque pour une fille aux mains calleuses ou pour une tante dont la voix chevrote, nom ravissant pour celle qui peuvent l’enlacer, comme une fleur de plus, à leur diadème de chère poésie. Les noms sont comme les parures, qui écrasent les unes et que les autres rehaussent.

Elle s’assit sur la banque entre deux gobelets remplit d’un liquide peu engageant, croisant les jambes, le visage toujours dirigé vers le bas. Elle calla l’instrument dans le creux de son sein et passa délicatement sa main sur chacune des cordes pour en juger la sonorité. Le silence se fit petit à petit. On n’entendait plus que ça et là des invites à la débauche sévèrement réprimées par le reste de l’auditoire. Elle porta sa fine main à sa chevelure et plaça une mèche derrière son oreille, découvrant ainsi son étrange mais captivant regard. Ses yeux loin d’être jumeaux étaient frères ennemis. L’un était d’un bleu azuréen tandis que l’autre avait l’éclat de l’émeraude.

Durant de longues minutes ses mains coururent sur l’instrument laissant échapper une douce mais mélancolique mélopée. La salle était muette et admirative. Jamais on eut pût imaginer cette sordide assistance rester coite devant tant de suavité et de souffrance. L’échoppe était bourrée à craquer, les badauds se bousculaient à l’entrée, les fenêtres ne laissaient plus voir que les sinistres ombres des passants agglutinés.

Faiblement d’abord, puis avec de plus en plus d’intensité une voix caressante s’échappa de sa sensuelle bouche. Elle contait dans la langue de ses aïeux elfes l’histoire bien triste d’une jeune fille, dernière d’une nombreuse famille peu fortunée promise au fils d’un riche marchand qu’elle n’aimait point, obligée de fuir ses contrées natales pour éviter ce triste sort et de chanter dans des tavernes miteuses pour survivre ; elle ne racontait pas l’histoire d’une autre… mais bien la sienne. Son chant était d’une pureté cristalline à faire frémir le cœur des Dieux eux-mêmes.

Pendant que ses mains caressaient les cordes de son instrument et que sa voix captivait son auditoire, une larme unique s’échappait de la prunelle de son œil couleur de ciel avant de venir mourir au coin de ses lèvres…