"L'accent, et avant tout le fort accent méditerranéen, me parait incompatible avec la dignité d'une parole publique. (Inadmissible, n'est-ce pas, je l'avoue). Incompatible à fortiori avec la vocation d'une parole poétique..." Merci à Jacques Derrida (ici, dans "Le monolinguisme de l'autre", 1996) pour sa franchise. Pour oser tomber le masque. A la façon d'un lapsus. Lui, le grand philosophe contemporain, juif et nostalgique de son Algérie natale, pourfendeur de tous les racismes du temps, est donc allergique - on reste courtois - à l'accent du Sud. Consternant mais très édifiant. Oui à l'accent du Midi (provençalo-marseillais en tête) pour les comiques troupiers, les chansonnettes à la farigoule, les pagnolades, les publicités à la noix, quelques sportifs ou soubrettes écervelés (ou supposés tels). En gros, vivent Fernandel, Paul Préboist, Galabru, Barthez, les Spanghero, Jalabert, les "Ducros qui se décarcassent", Mireille Mathieu, Ticky Holgado, j'en passe et des moins respectables. Avec cette manière de dire la vie, les émotions, les idées, franchement, comment les prendre au sérieux? Pour un Nougaro qui ose brandir sa langue et s'en servir comme instrument poétique, combien d'autres l'ont étouffée, refoulée ou reniée, pour se fondre dans le moule? Oh, certes, les Sudistes impénitents peuvent être sympathiques, touchants, ou même franchement drôles, avec cette voix qui évoque à tout coup le soleil, les cigales, le pastis (on en oublie), mais crédibles, sûrement pas.

Ce préjugé est si ancré dans l'inconscient collectif que personne, ou presque, ne songe à le révéler. Quand, étudiant en journalise, on m'expliqua qu'il était inutile de postuler à une spécialisation radio (accent toulousain rédhibitoire, donc aucun débouché professionnel en vue), mes enseignants, vieux routiers de France Inter, savaient de quoi ils parlaient. Trente ans après, rien n'a changé ou presque sur nos ondes "nationales" (la télé, c'est pire) : mis à part quelques prédicateurs météo ou une poignée de journalistes sportifs, accent plat de rigueur! Et le seul chroniqueur politique que nous, Sudistes, écoutions avec l'émotion d'entendre enfin l'un des nôtres à l'antenne (Jean-Michel Apathie, sur Inter) s'est tu il y a plusieurs semaines. Au profit d'une grande station périphérique (RTL), par ici confidentielle... Pas question pour autant de céder à la parano, ou d'accuser à la va-vite le seul camp de ceux qui parlent beau et juste. Les accents colorés et vivants du grand sud de la France ont été (sont toujours) combattus, édulcorés, également par nous-mêmes. A la manière de ces métis brésiliens qui, à la moitié du siècle dernier, se blanchissaient le visage à la poudre de riz pour se glisser en douce du coté des vainqueurs. Combien de bonnes familles bordelaises, toulousaines ou marseillaises ont éduqué leur progéniture à parler "parisien" (enfin, presque) afin qu'ils puissent briguer des carrières dignes de leur rang? Les beaux quartiers de Marseille, par exemple, résonnent ainsi d'un étrange accent pointu où percent malgré tout des lueurs provençales. Et l'héritière d'une grande famille protestante de Nîmes me confiait l'autre jour comment elle vécut son enfance entre les deux musiques : accent nîmois de base à l'école (sous peine de rejet), accent plat imposé à la maison. Pire que les gauchers contrariés!

Il ne s'agit pas ici de brandir les drapeaux ou d'en appeler à je ne sais quel sentiment régionaliste. L'Occitanie n'a jamais été une nation et ne le sera jamais. Aujourd'hui plus encore : tant mieux!  Mais cet accent-là est le notre, et, petite musique familière, il nous relie les uns aux autres, à une culture, à des territoires. A une mémoire. Pas plus, pas moins.

Au fait, de quel accent parle-t-on? il y a des nuances subtiles entre Sud-Ouest et Sud-Est, mais aussi d'une région à l'autre, qui permettent par exemple de repérer un Landais, un Périgourdin ou un Arlésien. Autant d'accents, autant de souvenirs de différents patois qui constituent la mosaïque des langues d'oc. Et il existe bien une frontière invisible et ténue (le long d'une ligne, reconstituée par les linguistes, qui part de la Gironde et finit dans les Alpes) qui reflète au village près l'ancien territoire des parlers occitans. Dans certains départements coupés en deux (l'Ardèche ou la Drome, par exemple), l'accent méridional s'efface d'un coup à la lisière d'un village, et c'est plus efficace qu'une guérite douanière. Ici, tendez l'oreille : le Sud est derrière vous; vous venez à l'instant de débarquer dans le nord de la France, là où on parle comme il faut...

Jacques Maigne

 


 

Cet article, recopié mot pour mot, est issu du dossier sur l'Occitanie paru dans Geo du mois de Juillet 2004. Il m'a attiré dès que j'ai ouvert le magazine, puisque je vis ce probleme d'un accent du Sud exilé dans le Nord. J'attends d'ailleurs de nombreuses remarques, surtout de mes collegues qui ne ratent pas une occasion de se moquer.