15 Personnes – 10 Baguettes

Personne ne s'avance. Chacun regarde ses concurrents. Les regards deviennent plus durs, la tension monte. La boulangère n'ose rien dire. Elle sent que l'heure n'est plus aux sourires, aux questions sur le temps ou aux nouvelles du petit dernier. Pendant trente secondes, rien ne bouge dans l'échoppe. Un nouvel arrivant entre alors dans la boulangerie, ignoré par les autres. C'est un vieil homme portant des habits dépenaillés et des chaussures qui aurait bien besoin d'être changées. Il exhibe pourtant une magnifique barbe d'une blancheur éclatante. Son entrée déclenche la sonnette de la porte, ce qui débloque alors l'action.

16 Personnes – 10 Baguettes

Le temps reprend son cours. Un homme en costume s'avance, demande deux baguettes, paye et s'en va.

15 Personnes – 8 Baguettes

Une grosse femme portant bigoudis arrive derrière lui et prend quatre baguettes. Sans s'expliquer, ni regarder les autres clients, elle paye et sort, hautaine.

14 Personnes – 4 Baguettes.

Il reste quatorze personnes et seulement 4 baguettes. La boulangère appelle une jeune femme et lui vend une baguette, "pour vos enfants, Mme Michu". Personne ne proteste. La jeune femme rougit un peu, mais prend son pain et sort du magasin, courbé par la gène.

13 Personnes – 3 Baguettes

La boulangère prend les choses en main. Elle appelle ses clients un par un et distribue baguettes et demi-baguettes en fonction du besoin. Mais il n'y en a quand même pas assez.

6 Personnes – 0 Baguettes

"Nous n'avons plus rien, messieurs dames. J'en suis vraiment désolé. Essayez la boulangerie Gallès au bout de la rue. Ils doivent encore être ouvert." Ni une ni deux, tout le monde quitte les lieux, certains marmonnant un vague merci. Inutile de prendre les voitures, on perdrait du temps à démarrer, à sortir du parking et à se re-garer. Les gens partent à pied. Les plus jeunes arrivent les premiers. Mais Gallès, prévenu par la première boulangère ne veut rien vendre avant l'arrivé de tous. Encore une fois, la tension monte. Il n'y a rien dans les présentoirs. Chacun regarde les autres et le marchand, qui ne se laisse pas démonter. Encore une fois, c'est le vieil homme qui arrive le dernier et déclenche les hostilités. Le commerçant sort alors 5 baguettes.

6 Personnes – 5 Baguettes

Chacun arrive devant le comptoir et prend une baguette. Rapidement, il ne reste plus de pain.

1 Personne – 0 Baguettes

Tant pis pour le vieil homme. C'est un étranger, personne ici ne le connait. Le vieillard comprend, remercie le boulanger (qui se moque un peu de tout ca) et quitte la boulangerie, l'air un peu abattu. Dehors, il aperçoit Mme Michu qui lui fait signe.

"Venez monsieur. Venez chez moi, nous partagerons notre repas." L'homme monte dans la voiture et se laisse amener. La voiture quitte le bourg et monte dans les coteaux. Arrivé à la ferme de Mme Michu, ils peuvent voir tout le village s'étendre sous eux. La nuit est tombée et les lumières se sont allumées. La jeune femme tend la main pour attraper son pain sur le siège arrière et pousse un cri de surprise : la baguette a doublé de volume. Le vieillard ne l'entend pas, absorbé par sa contemplation du village qui s'étend à ses pieds. Mme Michu l'invite à entrer. Dans la cuisine, la table est mise et le repas est prêt. Deux des filles Michu voient le vieil homme et sans rien dire rajoutent un couvert sur la table. La troisième finit de cuisiner.

"Maman, nous n'allons pas avoir assez à manger pour cinq. Déjà que –"

"Tais-toi. Je ne pouvais pas laisser cet homme seul. Asseyez-vous, monsieur."

Chacun prend place. La marmite de soupe est posée sur la table. L'ainée fait le service en commençant par l'invité. Pourtant, même après que chacun se soit servi, la marmite contient encore de la soupe. Tout le monde mange en silence, mais petit à petit, les sourires reviennent sur le visage des filles. Il reste même assez de soupe pour une deuxième tournée.

A la fin du repas, le vieil homme se leve et prend la parole.

"Madame, vous avez eu bon cœur en m'invitant à manger. Pour cela vous serez récompensée. Je sais que votre plus cher désir est le bonheur de vos filles. Tant qu'elles resteront fideles au comportement charitable que vous leur avez éduqué, elles connaitront le bonheur. Maintenant, venez voir."

Le vieillard sort alors de la ferme. Il se dirige vers le haut de la pente qui donne sur le village. Au fur et à mesure qu'il marche, ses habits changent. Il porte maintenant une robe de moine, mais d'un blanc éclatant. Tellement éclatant qu'ils semblent briller d'eux-mêmes.

"Approchez vous, madame. Voyez ce qui arrive aux sans cœur."

Et tendant le bras, il montre l'endroit où se dressait le village à peine une heure avant. A la place se trouve maintenant une grande étendue d'eau recouvrant tout le vallon. Seule la pointe du clocher dépasse encore. Il est dix heures. Les cloches sonnent et ce son, maintenant non masqué par les autres bruits du village, se propage loin, porté par l'étendue d'eau.


Ce billet est ma contribution au Billet en sablier du Samedi de Kozlika. Moi moralisateur? Nooonnn. Apres tout, c'est une fiction, vous en faites ce que vous voulez.